Bernard Vigneras, Éduquer c’est quoi ?
Élever, former, instruire, développer, initier…
Durant 3 Jours, 7-8-9 avril 2017 s’est tenu, à Eymoutiers et Châteauneuf la Forêt, un Forum sur l’Education. Bernard Vigneras, le samedi 8 avril, nous a offert une belle réflexion…
voici en 2 vidéos un extrait de sa conférence,
vous pouvez aussi retrouver ci-dessous le texte intégral …
Éduquer, c’est quoi ?
Cela va sans dire, mais c’est mieux en le disant, il s’agit d’éduquer une personne – ou plusieurs -, une personne singulière dont le visage est l’une des premières manifestations. Un visage, c’est comme une porte qui ouvre sur un être absolument unique, quoique l’espèce soit très développée. Dans l’éducation, il est d’abord question de relations, et avant même toute intervention, la manière d’entrer en relation offrira ou non des conditions favorables pour une rencontre, même s’il y a dissymétrie dans la responsabilité. Quelle démarche éducative réelle et prometteuse pourrait se passer de la qualité de cette rencontre initiale ? Et comme pour toute rencontre vraie, il nous faut écarter d’emblée toute tentation de contraindre, de posséder, de manipuler et même de séduire. Deux libertés se rencontrent dans l’acte éducatif, et s’éduquent l’une l’autre.
Le premier défi que tout éducateur doit relever est donc de poser les yeux sur les visages offerts par la jeunesse d’aujourd’hui, pour les accepter et leur sourire. Il faut absolument que l’autre se sache vu et reconnu tel qu’il se présente. « Tout visage d’homme vous sollicite, parce que vous êtes bien obligé d’en comprendre la singularité, le courage et la solitude » (Marilynne Robinson, Gilead). Sachons voir le courage, la bonté, l’humour et la solitude inscrits dans le visage des enfants et des jeunes. Seulement ensuite, nous pourrons inviter à découvrir une identité plus enfouie.
Le premier défi que tout éducateur doit relever est donc de poser les yeux sur les visages offerts par la jeunesse d’aujourd’hui, pour les accepter et leur sourire. Il faut absolument que l’autre se sache vu et reconnu tel qu’il se présente. « Tout visage d’homme vous sollicite, parce que vous êtes bien obligé d’en comprendre la singularité, le courage et la solitude » (Marilynne Robinson, Gilead). Sachons voir le courage, la bonté, l’humour et la solitude inscrits dans le visage des enfants et des jeunes. Seulement ensuite, nous pourrons inviter à découvrir une identité plus enfouie.
Après cette introduction suggestive, essayons de poursuivre dans la réflexion. La question de l’éducation est vieille comme l’humanité. Depuis toujours, on s’est interrogé sur la/les manière(s) de transmettre les connaissances et les savoirs pratiques, mais aussi des arts de vivre ensemble, et ce, dans un contexte empreint de violences à réguler. Car nous n’avons jamais été dans un monde de bisounours ! La question éducative se pose justement parce que les choses ne vont pas de soi et qu’avant même de donner forme à un projet et de l’inscrire dans une histoire, il faut établir un contrat minimum pour que la rencontre ait lieu, qu’un apprivoisement élémentaire soit possible, que des repères communs commencent de lier confiance, là où peurs réciproques et violence originaire défont l’humain.
Cette question de l’éducation est vieille comme l’humanité, et nous ne cessons de comprendre que les recettes mises en œuvre au cours des âges demandent des réajustements, voire des refontes complètes, car nous ne vivons pas entre ciel et terre. Le monde a tellement changé que les jeunes doivent tout réinventer, écrit Michel Serres dans Petite poucette.
Devant ces modes démodées, pourquoi ne pas plonger dans nos origines et relire quelques mythes fondateurs de nos civilisations ? Alors même que les sciences n’existaient pas dans les formes que nous connaissons, des sagesses expérimentales ont posé quelques points de repère à même d’autoriser les bases d’une humanisation socialisante, dans un univers dangereux, que l’on croit peuplé d’esprits plus ou moins bienveillants, de divinités craintes mais encombrantes. Des réalités sacrées régissent un monde dans lequel un certain fatalisme oblige à réserver les comportements les plus irrationnels. Il y a des lois peu à peu discernées qui fondent le vivre ensemble, une manière d’être et de connaître, parfois au moins de survivre. S’établissent ainsi les interdits religieux du meurtre, de l’inceste, du mensonge… la nécessité de prendre femme ailleurs, la part de rêve dans l’acquiescement à la finitude et à la mort (Icare), le risque de l’enfermement mortifère sur soi (Narcisse)… Ces interdits – il faudrait plutôt dire « ces « entre dits », ce qu’on se dit entre soi – visent essentiellement à préserver la mort toujours possible du groupe, en se liguant s’il le faut contre les transgresseurs, jusqu’à finir par se trouver éventuellement un bouc émissaire. Le mythe répond au besoin quasi-pathologique de l’homme de « trouver sa place », dans la société, dans sa famille, dans sa patrie, dans sa fratrie, dans son travail, dans son environnement proche ou lointain. Il exprime toujours le rapport complexe entre l’individu et la société dans laquelle il vit : Icare ou comment fuir l’enfermement du dédale de la société grecque ? Prométhée ou comment échapper à une condition humaine bien misérable dans un univers si puissant ? Antigone ou comment faire ce qu’on croit être bon face à une cité qui le réprouve ? Iphigénie ou comment échapper à son destin de fille sacrifiée au nom de toutes les causes ?… Ce rapport complexe entre individu et société se double d’une tension entre ce qu’on pourrait appeler le mythe de l’éternel retour, fondé sur une conception circulaire du temps, liée à l’observation des cycles de la nature, et le mythe de Pandore, – Pandore, la première et la plus belle des femmes dit-on, qui laissa échapper tous les maux mais retint pour « son » homme, l’espoir, l’espérance folle de chaque génération pour inventer une nouvelle forme de vie – mythe individuel de la fuite en avant. Autrement dit, articulation jamais pleinement acquise de la pérennité et de la nouveauté, de la continuité et de la rupture.
Cette question de l’éducation est vieille comme l’humanité, et nous ne cessons de comprendre que les recettes mises en œuvre au cours des âges demandent des réajustements, voire des refontes complètes, car nous ne vivons pas entre ciel et terre. Le monde a tellement changé que les jeunes doivent tout réinventer, écrit Michel Serres dans Petite poucette.
Devant ces modes démodées, pourquoi ne pas plonger dans nos origines et relire quelques mythes fondateurs de nos civilisations ? Alors même que les sciences n’existaient pas dans les formes que nous connaissons, des sagesses expérimentales ont posé quelques points de repère à même d’autoriser les bases d’une humanisation socialisante, dans un univers dangereux, que l’on croit peuplé d’esprits plus ou moins bienveillants, de divinités craintes mais encombrantes. Des réalités sacrées régissent un monde dans lequel un certain fatalisme oblige à réserver les comportements les plus irrationnels. Il y a des lois peu à peu discernées qui fondent le vivre ensemble, une manière d’être et de connaître, parfois au moins de survivre. S’établissent ainsi les interdits religieux du meurtre, de l’inceste, du mensonge… la nécessité de prendre femme ailleurs, la part de rêve dans l’acquiescement à la finitude et à la mort (Icare), le risque de l’enfermement mortifère sur soi (Narcisse)… Ces interdits – il faudrait plutôt dire « ces « entre dits », ce qu’on se dit entre soi – visent essentiellement à préserver la mort toujours possible du groupe, en se liguant s’il le faut contre les transgresseurs, jusqu’à finir par se trouver éventuellement un bouc émissaire. Le mythe répond au besoin quasi-pathologique de l’homme de « trouver sa place », dans la société, dans sa famille, dans sa patrie, dans sa fratrie, dans son travail, dans son environnement proche ou lointain. Il exprime toujours le rapport complexe entre l’individu et la société dans laquelle il vit : Icare ou comment fuir l’enfermement du dédale de la société grecque ? Prométhée ou comment échapper à une condition humaine bien misérable dans un univers si puissant ? Antigone ou comment faire ce qu’on croit être bon face à une cité qui le réprouve ? Iphigénie ou comment échapper à son destin de fille sacrifiée au nom de toutes les causes ?… Ce rapport complexe entre individu et société se double d’une tension entre ce qu’on pourrait appeler le mythe de l’éternel retour, fondé sur une conception circulaire du temps, liée à l’observation des cycles de la nature, et le mythe de Pandore, – Pandore, la première et la plus belle des femmes dit-on, qui laissa échapper tous les maux mais retint pour « son » homme, l’espoir, l’espérance folle de chaque génération pour inventer une nouvelle forme de vie – mythe individuel de la fuite en avant. Autrement dit, articulation jamais pleinement acquise de la pérennité et de la nouveauté, de la continuité et de la rupture.
Nous voici donc replacés au cœur des défis toujours présents dans les questions d’éducation : construire une identité, servir une liberté, vivre ensemble différents, trouver les mots justes pour des relations ajustées, juguler la peur et la violence… On pourrait aussi traduire par : « Comment travailler ensemble ? Comment vivre avec moins ? Qui est capable d’inventer les formes de vie de demain ? Avec qui ? Pour qui ? Comment développer un mode d’organisation, en réseaux plus qu’en boucles ?
Je propose maintenant de préciser quelques termes de vocabulaire : élever, former, instruire, transmettre, dresser, développer, initier… avant de revenir au verbe éduquer.
Je propose maintenant de préciser quelques termes de vocabulaire : élever, former, instruire, transmettre, dresser, développer, initier… avant de revenir au verbe éduquer.
Peut-on risquer quelques synonymes pour parler d’éducation ?
Elever ? L’image est belle, elle parle de quitter le sol pour grandir. Le petit est à quatre pattes, il ne parle pas. Il faudra qu’un jour, droit dans ses bottes, il assume ce qu’il dit. Ce jour-là, on dira de lui qu’il est bien ou mal élevé.
Former ? Donner une forme, il y a l’idée d’une pâte qui se travaille avec art, avec minutie. Mais on peut aussi formater, cloner. L’éducation est-elle un moyen de reproduire le modèle de départ ?
Instruire ? Transmettre des savoirs et des savoir-faire. Donner des connaissances, du contenu. Enseigner. Cultiver. Entretenir la curiosité. Entrer dans l’histoire qui nous précède, on ne part pas de rien. Se reconnaître héritier. Cela demande une mémoire, et des apprentissages, il faut faire des exercices. Cela demande des maîtres compétents et pédagogues. Mais instruire suffit-il à faire un citoyen, un honnête homme ? Peut-on instruire le cœur ?
Favoriser le développement ? La personne humaine est tissée de multiples liens physiques, intellectuels, psychologiques, affectifs, … spirituels. L’éducation ne se place-t-elle pas au service d’une harmonie dans le développement, prenant en compte toute la personne, dans le respect des lois qui régissent chacun des domaines ? Cela renvoie l’éducateur à l’idée qu’il se fait de ce que c’est qu’être humain : corps, cœur, esprit…
Elever ? L’image est belle, elle parle de quitter le sol pour grandir. Le petit est à quatre pattes, il ne parle pas. Il faudra qu’un jour, droit dans ses bottes, il assume ce qu’il dit. Ce jour-là, on dira de lui qu’il est bien ou mal élevé.
Former ? Donner une forme, il y a l’idée d’une pâte qui se travaille avec art, avec minutie. Mais on peut aussi formater, cloner. L’éducation est-elle un moyen de reproduire le modèle de départ ?
Instruire ? Transmettre des savoirs et des savoir-faire. Donner des connaissances, du contenu. Enseigner. Cultiver. Entretenir la curiosité. Entrer dans l’histoire qui nous précède, on ne part pas de rien. Se reconnaître héritier. Cela demande une mémoire, et des apprentissages, il faut faire des exercices. Cela demande des maîtres compétents et pédagogues. Mais instruire suffit-il à faire un citoyen, un honnête homme ? Peut-on instruire le cœur ?
Favoriser le développement ? La personne humaine est tissée de multiples liens physiques, intellectuels, psychologiques, affectifs, … spirituels. L’éducation ne se place-t-elle pas au service d’une harmonie dans le développement, prenant en compte toute la personne, dans le respect des lois qui régissent chacun des domaines ? Cela renvoie l’éducateur à l’idée qu’il se fait de ce que c’est qu’être humain : corps, cœur, esprit…
Initier ? C’est entrer dans un processus, avec des étapes, pour acquérir une science et une conscience qui ont à voir avec les raisons mêmes d’exister, et d’exister dans une société. L’initiation va de passages en passages, de petites morts en naissances, tout en utilisant le registre symbolique, dans les durées nécessaires, avec des initiés ayant eux-mêmes traversés ces expériences auparavant, comme des sages. Quelque chose se révèle peu à peu et le nouvel initié s’ouvre, s’éveille, à une autre réalité, se rend sensible à d’autres présences.
Eduquer, étymologiquement, c’est faire sortir de. Sortir de l’indifférencié, de la fusion et de la confusion. C’est cela seul qui fait de l’enfant, puis du jeune, un être de désir et de relation, parce qu’il a éprouvé le manque. Ce manque, c’est la prise de conscience progressive qu’il n’est pas le centre du monde et que les choses et les personnes ne sont pas ses esclaves, pour son petit plaisir d’enfant tyran.
Je propose maintenant de risquer 4 principes d’action (le temps est supérieur à l’espace, l’unité prévaut sur le conflit, la réalité est plus importante que l’idée, le tout est supérieur à la partie) pour parler de croissance et d’art de vivre, alors que nous connaissons un temps malade de son espérance.
En premier lieu «le temps est supérieur à l’espace». Donner la priorité au temps c’est initier des processus plutôt que de posséder des espaces. Dans notre relation éducative, nous avons pu mesurer l’importance d’initier des chemins, d’ouvrir des voies pour les enfants et les jeunes qui ont besoin de se construire. A ce niveau il faut donner du temps au temps et être patient. Ce principe permet de travailler à long terme, sans être obsédé par les résultats immédiats. Il aide à supporter avec patience les situations difficiles et adverses, ou les changements des plans qu’impose le dynamisme de la réalité. Il est une invitation à assumer la tension entre plénitude et limite, en accordant la priorité au temps. Un des choses pénibles qui parfois se rencontre dans l’activité socio-politique (ce n’est pas la campagne présidentielle qui me démentira, hélas !) consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps des processus. Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Encore une fois, donner la priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces. Le temps ordonne les espaces, les éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne en constante croissance. Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la construction d’une personnalité et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. »
En second lieu « l’unité prévaut sur le conflit». De même que la paix sociale repose sur l’acceptation des conflits et la forte volonté de les résoudre, de même l’éducation doit gérer le rapport à la violence née de la différence et des rapports de force. Le conflit ne peut être ignoré ou dissimulé. Il doit être assumé. Mais si nous restons prisonniers en lui, nous perdons la perspective, les horizons se limitent et la réalité même reste fragmentée. Quand nous nous arrêtons à une situation de conflit, nous perdons le sens de l’unité profonde de la réalité. Face à un conflit, certains adultes regardent simplement celui-ci et passent devant comme si de rien n’était, ils s’en lavent les mains pour pouvoir continuer leur vie. D’autres entrent dans le conflit de telle manière qu’ils en restent prisonniers, perdent l’horizon, projettent sur les institutions leurs propres confusions et insatisfactions, de sorte que l’unité devient impossible. Mais il y a une troisième voie, la mieux adaptée, de se situer face à un conflit. C’est d’accepter de supporter le conflit, de le résoudre et de le transformer en un maillon d’un nouveau processus, en apprenant à développer une communion dans la différence, en regardant l’autre dans sa dignité la plus profonde.
En second lieu « l’unité prévaut sur le conflit». De même que la paix sociale repose sur l’acceptation des conflits et la forte volonté de les résoudre, de même l’éducation doit gérer le rapport à la violence née de la différence et des rapports de force. Le conflit ne peut être ignoré ou dissimulé. Il doit être assumé. Mais si nous restons prisonniers en lui, nous perdons la perspective, les horizons se limitent et la réalité même reste fragmentée. Quand nous nous arrêtons à une situation de conflit, nous perdons le sens de l’unité profonde de la réalité. Face à un conflit, certains adultes regardent simplement celui-ci et passent devant comme si de rien n’était, ils s’en lavent les mains pour pouvoir continuer leur vie. D’autres entrent dans le conflit de telle manière qu’ils en restent prisonniers, perdent l’horizon, projettent sur les institutions leurs propres confusions et insatisfactions, de sorte que l’unité devient impossible. Mais il y a une troisième voie, la mieux adaptée, de se situer face à un conflit. C’est d’accepter de supporter le conflit, de le résoudre et de le transformer en un maillon d’un nouveau processus, en apprenant à développer une communion dans la différence, en regardant l’autre dans sa dignité la plus profonde.
En troisième position, «La réalité est plus importante que l’idée». Il existe aussi une tension bipolaire entre l’idée et la réalité. La réalité est, tout simplement ; l’idée s’élabore. Entre les deux, il faut instaurer un dialogue permanent, en évitant que l’idée finisse par être séparée de la réalité. Il est dangereux de vivre dans le règne de la seule parole, de l’image, du pseudo raisonnement. A partir de là se déduit qu’il faut postuler un troisième principe : la réalité est supérieure à l’idée. Cela suppose d’éviter diverses manières d’occulter la réalité : les purismes angéliques, le tout-se-vaut, les grandes formules, les projets plus formels que réels, les fondamentalismes antihistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse. On pourra avoir toutes les grandes théories éducatives et les plus beaux principes, rien ne remplacera le compagnonnage quotidien, qui s’appuie sur la capacité d’observation et la faculté de se laisser remettre en cause par le réel. C’est ainsi qu’on ne fera pas de la même manière pour deux frères et sœurs, ou pour deux copains, ou plus généralement pour divers individus, sinon quoi on fera du formatage soit disant égalitaire mais au résultat parfaitement injuste car mal ajusté à chacun. On voit parfois ainsi que tel grand ponte n’est ni compris ni suivi, avec ces belles théories !
Enfin «le tout est supérieur à la partie». Il existe certes toujours une tension entre vue globale et point de vue particulier. Nous sommes à des moments éducatifs précis et nous pensons déjà à l’adulte qui s’émancipera de nous. Mais cette tension doit être surmontée en élargissant notre horizon, en regardant plus loin que nos simples intérêts particuliers.
Le tout est plus que la partie, et plus aussi que la simple somme de celles-ci. Par conséquent, on ne doit pas être trop obsédé par des questions limitées et particulières. Il faut toujours élargir le regard pour reconnaître un bien plus grand qui sera bénéfique à tous. Mais il convient de le faire sans s’évader, sans se déraciner. Il est nécessaire d’enfoncer ses racines dans la terre fertile et dans l’histoire de son propre lieu. On travaille sur ce qui est petit, avec ce qui est proche, mais dans une perspective plus large. De la même manière, quand une personne qui garde sa particularité personnelle et ne cache pas son identité, s’intègre cordialement dans une communauté, elle ne s’annihile pas, mais elle reçoit toujours de nouveaux stimulants pour son propre développement. Ce n’est ni la sphère globale, qui annihile, ni la partialité isolée, qui rend stérile. Le modèle ne veut pas que nous soyons tous pareils, mais qu’au contraire, les différences deviennent une chance à intégrer, pour un bien commun dans lequel chacun est attendu.
La ligne de partage aujourd’hui est devenue, me semble-t-il, un écart entre les gens qui vivent une certaine confiance, sans naïveté, bien sûr, et ceux qui sont pris par la peur. La peur replie sur soi, paralyse, conduit à la méfiance, voire à la violence. La confiance, elle, espère tout, met de la lumière partout. On veut tellement protéger de tout qu’on ne vit plus que dans le calcul, la stratégie. On prend les risques par procuration et on cherche les coupables en dégageant sa propre responsabilité, s’il le faut. C’est la peur ! Dans quel monde voulons-nous faire grandir les enfants et les jeunes d’aujourd’hui ? Dans un monde pseudo aseptisé où tout le monde s’observe et dans lequel on meurt à petit feu, faute de prendre le pari de vivre, quoiqu’il en coûte ? Deviendront-ils un jour des êtres libres, responsables et solidaires si nous ne le sommes pas nous-mêmes ? Evidemment, ce n’est pas du conformisme… Faire le choix d’une véritable confiance, et en payer le prix, s’il le faut. Seule une vie donnée est pleine et porte l’amour qui accomplit l’humanité. Comment nos enfants et nos jeunes pourront-ils entrer dans ce chemin sans crainte si nous autres adultes ne leur montrons pas ce que cela produit comme fruit en nous ? Dans l’éducation, il faut sans doute poser des limites, redresser ce qui doit l’être, corriger les attitudes (plus que les personnes), dire non chaque fois qu’il le faut, mais c’est aussi donner une orientation, proposer un horizon, conduire vers une humanité authentique et pleine, souvent exigeante comme tout ce qui en vaut la peine. Ce n’est pas indiquer un idéal inatteignable, mais communiquer ce qu’est votre propre raison de vivre. C’est dire humblement mais sûrement que tout ne se vaut pas, que tout n’est pas possible, que rien ne se fait sans le temps et les autres, que l’effort grandit les personnes. C’est accepter d’être la planche sur laquelle l’enfant ou le jeune tape quand il refuse les bornes qui lui sont proposées.
Eduquer, c’est servir cette liberté qui invite chacun à entendre l’appel personnel à être et à aimer, dans le discernement de ce qui nous anime vraiment, là où se jouent la vie et la mort. Pourrons-nous accompagner sur ce chemin, si nous ne prenons pas le temps d’écouter comment nous sommes nous-mêmes habités ? Dans notre monde, on fait tant d’efforts pour les choses matérielles ! La vie de quelqu’un se jouerait-elle seulement dans l’apparence et dans l’accumulation des biens et des savoirs ? On a fabriqué un monde de gros cerveaux et de gros biscoteaux, mais on se retrouve avec des atrophiés du cœur et de l’esprit !!!
On ne sait plus parler de ce qui nous atteint en profondeur, de nos émotions et de nos élans, de nos enthousiasmes et de nos tristesses, de nos ouvertures et de nos résistances.
L’éducation pourrait-elle se développer sans une spiritualité, quelle qu’elle soit ?
Il est temps de conclure. Je le fais en revenant au visage et à la personne comme singularité irréductible, et aussi comme histoire toujours devant nous. Je le fais en parlant de défi et de passion, d’espérance aussi. N’avons-nous qu’un monde plat et fade à offrir à notre jeunesse ? Quel enthousiasme communiquer ? Quel avenir leur confier ? Quels rêves accompagner ? Comment faire découvrir et expérimenter avec eux le risque de vivre, d’aimer, de servir ? Que devrons-nous perdre pour gagner ? N’éduquons pas les enfants et les jeunes à être déjà des petits vieux !
Bernard Vigneras